Parlement fédéral
Rejet de la loi sur le « whistleblowing » : fiasco parlementaire, mais pas une tragédie
Urs Zulauf
Le 3 juin 2019, le Conseil national a rejeté une révision des dispositions du Code suisse des obligations relatives au contrat de travail concernant le « signalement d’irrégularités par le travailleur » (whistleblowing). Le Conseil des États va probablement suivre. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un fiasco parlementaire. Mais au bout du compte, cet échec doit être relativisé. En effet, le projet de loi ne protégerait pas mieux les whistleblowers que la pratique actuelle des tribunaux. Toutefois, le sujet ne va pas disparaître, notamment en raison de l’influence du droit étranger et en particulier du droit de l’UE et des États-Unis.
Fiasco parlementaire
La loi sur la protection des whistleblowers est susceptible d’être un exemple classique d’une marche au ralenti parlementaire : en novembre 2013, après 10 ans de travaux préparatoires, le Conseil fédéral a soumis aux Conseils un Message sur « la protection en cas de signalement d’irrégularités par le travailleur ». Le Parlement a trouvé la proposition convaincante dans le principe, mais trop compliquée. En septembre 2015, il a donc renvoyé le projet au Conseil fédéral pour que celui-ci élabore un texte plus simple sur la même base. Le Conseil fédéral l’a fait avec un Message additionnel et un nouveau projet de loi en septembre 2018, mais sans succès. Ce projet a également été jugé trop compliqué. Le 3 juin 2019, le Conseil national a rejeté le nouveau projet de loi par 144 voix contre 27. Compte tenu de cette large résistance et de la proportion des suffrages exprimés, le Conseil des États est susceptible de suivre le Conseil national, ce qui signifierait que la révision de la loi aura échoué. Seize ans de travail pour rien. Il n’y a aucun doute là-dessus : le Parlement ne fait pas de bella figura, l’affaire est un fiasco parlementaire. Mais que doit-on retenir de cette affaire ?
Le fiasco du parlement n’est pas une tragédie en soi
Même si cela paraît difficile et douloureux à accepter, le rejet de ce projet de loi n’est pas si lourde de conséquences, car il n’aurait pas vraiment mieux protégé les travailleurs par rapport à la loi actuelle, bien au contraire :
Restriction inutile de la marge d’appréciation des tribunaux
Le droit actuel laisse largement aux tribunaux le soin de peser les intérêts privés et publics dans les affaires de « whistleblowing ». Par exemple, les tribunaux ont dû évaluer si un licenciement prononcé à l’encontre d’un whistleblower constitue un abus de droit (cf. par exemple l’arrêt du TF 4A_2/2008 du 8 juillet 2008). Ils ont développé des solutions qui correspondent pour l’essentiel au système en cascade proposées par le Conseil fédéral. Il n’est pas nécessaire qu’une loi le prévoit expressément. Une telle loi pourrait même limiter les tribunaux dans la recherche de la solution appropriée au cas par cas.
Limitation excessive de l’obligation de s’adresser directement aux autorités
Selon la proposition du Conseil fédéral, la notification directe à une autorité sans notification interne préalable ne serait possible que dans des cas exceptionnels, à condition que l’entreprise dispose d’un système de reporting interne efficace. Les whistleblower devraient pouvoir « raisonnablement conclure » que « l’action de l’autorité compétente sera entravée si le signalement ne lui est pas adressé sans délai » (art. 321quater al. 2 P-CO), par exemple parce que l’entreprise est en train de détruire des preuves (Message 2013, p. 8591). Est-ce que ces restrictions sont justifiées ? Prenons le cas suivant : la direction et le conseil d’administration d’une petite banque privée ne signalent pas au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent les relations d’affaires très importantes et rentables de fonctionnaires étrangers, même s’il existe des indices clairs de corruption. Une employée compliance de la banque l’apprend. Selon la nouvelle règle, elle ne serait pas protégée si elle en informait la FINMA. Cela nécessite-t-il une loi ? Par ailleurs, la directive de l’UE « sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l’Union », adoptée en avril 2019, autorisera la communication directe d’informations à l’autorité sans condition préalable et accordera une protection aux whistleblower.
Absence d’obligations claires à la charge des autorités
Sur un point, la proposition du Conseil fédéral irait au-delà de la nouvelle directive de l’UE : elle s’appliquerait aux indications de n’importe quelles « irrégularités », à savoir « les infractions au droit pénal ou administratif ou à d’autres dispositions légales ainsi que les violations des règles internes » (art. 321abis P-CO). Jusqu’ici, tout va bien. Cela signifie aussi, cependant, qu’il y a potentiellement de très nombreuses « autorités compétentes » qui peuvent bénéficier de ces informations. Le cercle va bien au-delà des autorités de surveillance habituelles telles que la FINMA, la COMCO, l’Autorité fédérale de surveillance en matière de révision ou Swissmedic et comprend potentiellement de nombreuses autorités fédérales, cantonales et communales, ainsi que toutes les autorités pénales suisses et les autorités en protection des mineurs et des adultes, les registres de commerce et fonciers, les services du cadastre, les autorités de construction, les autorités compétentes en matière de santé, etc.
Que devraient faire exactement ces autorités en vertu de la nouvelle loi ? Comment devraient-elles se préparer ? Ont-elles bien compris qu’elles devraient mettre en place un système de signalement qui garantisse, entre autres, le traitement des communications anonymes, les clarifications requises et l’information nécessaireà leur sujet, ainsi qu’une documentation compréhensible ? Le désir de toutes les parties concernées d’une réglementation allégée est compréhensible et louable, mais, dans ce cas-ci, la réglementation serait probablement trop allégée.
Histoire à suivre
Le rejet probable du projet de loi sur le whistleblowing ne serait donc qu’un fiasco parlementaire, mais pas une tragédie en soi. Néanmoins, quiconque pense que la question et le sujet auraient définitivement disparu pour le législateur sera très probablement dans l’erreur.
D’une part, il est probable qu’à l’avenir et en Suisse, il continuera à y avoir des cas controversés de whistleblowing d’une grande importance médiatique, ce qui soulèvera à nouveau la question d’une réglementation adéquate. En outre, l’expérience du droit commercial des dernières décennies nous a appris que les différences substantielles entre le droit commercial suisse et le droit commercial étranger ne sont pas durables. L’expérience a montré que les États étrangers ne déréglementent pas selon le niveau suisse, mais bien vice versa.
La protection des whistleblower aux États-Unis s’en tient au droit commercial américain expansif
Nous le savons : diverses parties du droit économique américain ont un effet extraterritorial : il en va ainsi du droit fiscal américain, du droit américain des sanctions, du droit américain des valeurs mobilières et du droit américain de la corruption. Toutes ces réglementations sont associées à des programmes visant à protéger et à récompenser les whistleblower. Dans la mesure où ces complexes de normes américaines sont applicables à une partie des activités d’une entreprise suisse, les règles de whistleblowing y relatives s’appliquent en même temps, y compris les programmes de récompenses financières pour les whistleblowers. Cela signifie, comme le montre le cas Birkenfeld à titre d’exemple, que les whistleblowers des entreprises suisses peuvent s’adresser directement aux autorités américaines en cas d’éventuelles violations de la loi américaine et entrer ainsi dans le champ d’application de la loi américaine sur les whistleblowers. Il est vrai, la protection du droit du travail qui y est associée ne s’étendra pas juridiquement aux contrats de travail de droit suisse. Toutefois, une entreprise qui entame une procédure d’enforcement aux États-Unis s’abstiendra, dans son propre intérêt, de prendre des mesures défavorables contre le whistleblower afin de ne pas compromettre sa position dans la procédure.
Conclusion : le statu quo exige également le recours aux whistleblowers.
Même après le rejet de la loi sur la protection des whistleblowers, la Suisse dispose toujours d’une protection juridique : les principes généraux du droit suisse tels que définis par les tribunaux suisses et ceux du droit étranger extraterritorial, en particulier le droit américain, continuent à s’appliquer. Les entreprises suisses ont également tout intérêt à ne pas relâcher leurs efforts, à mettre en place des systèmes d’annonce interne efficaces et à les exploiter sérieusement (cf. l’étude du HTW Chur de mai 2019).