Conflit d’intérêts
La fondation n’a pas valablement approuvé l’investissement
Célian Hirsch
Les membres d’un conseil de fondation doivent se récuser lors d’une prise de décision pour laquelle ils sont en conflit d’intérêts. Leur connaissance ne peut donc pas être imputée à la fondation. C’est l’une des conclusions à laquelle parvient le Tribunal fédéral dans l’arrêt 4A_350/2023 du 21 novembre 2023.
Un négociant en valeurs mobilières (désormais nommé maison de titres, cf. art. 41 LEFin) pratique la gestion de fortune pour des clients privés et institutionnels. Il gère notamment le patrimoine d’une fondation de prévoyance LPP. Le CEO de ce gestionnaire et l’un de ses employés sont également membres du conseil de cette fondation. Les actifs de cette dernière sont majoritairement investis dans deux fonds de fonds (un fonds de fonds est un fonds qui investit dans d’autres fonds). Ces fonds de fonds sont gérés et distribués par le gestionnaire. Le gestionnaire se trouve donc dans un « double rôle », étant à la fois gestionnaire du patrimoine de la fondation et gestionnaire du fonds de fonds. Il n’informe pas activement la fondation de cette situation.
Dans une procédure intentée contre le gestionnaire, la fondation soutient en particulier qu’il lui aurait causé un dommage en raison des frais inutiles causés par les fonds de fonds. En effet, le gestionnaire aurait pu directement acheter des parts des fonds cibles, évitant ainsi les frais du fonds de fonds. Elle demande également la reddition de compte sur les rétrocessions reçues des fonds cibles (pour cet aspect, cf. Ollivier, cdbf.ch/1327). Le Handelsgericht de Zurich admet la demande en paiement de la fondation, mais réduit le montant de moitié en raison d’une faute concomitante de la fondation.
Dans son raisonnement, le tribunal zurichois retient que le gestionnaire s’est trouvé à partir de juillet 2009 dans une situation de conflit d’intérêts en raison de son double rôle dans l’investissement du patrimoine de la fondation ainsi que dans le fonds de fonds. Il a reçu des honoraires de gestion de fortune tant de la fondation que de la direction du fonds de fonds. Il en a résulté une incitation à investir les actifs de la fondation dans le fonds de fonds et à les y laisser, avec le risque de ne plus être guidé par les seuls intérêts de la fondation dans sa décision d’investissement. Or, le gestionnaire n’a pas informé la fondation de ce conflit d’intérêts, ni des frais plus élevés des fonds de fonds et des désavantages et prétendus avantages comparés à un investissement directement dans les fonds cibles. La fondation n’a donc pas pu valablement approuver l’investissement litigieux, ce qui était nécessaire vu la situation de conflit d’intérêts du gestionnaire. Elle doit donc être dédommagée des frais trop élevés résultant de cet investissement.
Le gestionnaire recourt au Tribunal fédéral. Il invoque en particulier que certains membres du conseil de fondation étaient informés de cette situation, vu qu’ils étaient également employés du gestionnaire. Partant, ils auraient valablement approuvé l’investissement litigieux.
Selon l’art. 55 al. 2 CC, les organes obligent la personne morale par leurs actes juridiques et par tous autres faits. Il en découle que la personne morale doit en principe également se voir opposer la connaissance de ses organes (imputation de la connaissance). Cela étant, cette connaissance n’est pas imputée de manière absolue. Est imputée à la personne morale uniquement la connaissance qui est objectivement accessible au sein de son organisation (approche fonctionnelle de l’imputation de la connaissance).
Le Handelsgericht a considéré que, de manière générale, la personne morale ne devait pas se voir imputer la connaissance d’une personne qui se trouve dans une situation de conflit d’intérêts. Le Tribunal fédéral laisse expressément cette question générale ouverte, mais en accepte l’application dans le cas particulier. Il retient que l’approbation d’un investissement effectué en violation du contrat – in casu en conflit d’intérêts – nécessite un consentement éclairé (informierte Genehmigung). En l’espèce, les membres du conseil de fondation qui se trouvaient dans un conflit d’intérêts auraient dû se récuser pour toute décision liée à l’investissement dans le fonds géré par le gestionnaire ; leur connaissance ne peut donc pas être prise en compte pour une éventuelle approbation éclairée de cet investissement. Partant, la fondation n’a pas pu valablement approuver l’investissement litigieux, faute de disposer des connaissances nécessaires pour une telle approbation.
L’arrêt est convaincant. Un investissement contraire au devoir de fidélité ne peut pas être valablement approuvé par les organes de l’investisseur qui se trouvent dans une situation de conflit d’intérêts, en particulier lorsqu’ils sont également organes du gestionnaire. Formulé d’une manière plus juridique, l’approche fonctionnelle de l’imputation de la connaissance s’est opposée in casu à imputer à la personne morale la connaissance de l’organe en situation de conflit d’intérêts.
Cela étant, cette conclusion ne doit pas être trop généralisée. En effet, le Tribunal fédéral laisse expressément ouverte la question de l’imputation de la connaissance en cas de conflit d’intérêts de l’organe (cf. cep. 4C.332/2005 c. 3.3 in fine et contrairement au Handelsgericht qui l’avait exclue de manière générale). Le Tribunal fédéral (siégeant à 3 juges) se limite à trancher le cas d’espèce, dans lequel le gestionnaire devait nécessairement connaître la situation de conflit d’intérêts dans lequel se trouvaient les organes du conseil de fondation, puisque l’un d’eux était le CEO du gestionnaire. Par ailleurs, pour cette même raison, le gestionnaire savait également que le conseil de fondation n’avait jamais eu une discussion approfondie sur les avantages et inconvénients du fonds de fonds, en comparaison avec des investissements directs dans les fonds cibles, ainsi que sur la double fonction du gestionnaire. Le Handelsgericht en avait même conclu que le gestionnaire n’était pas de bonne foi lorsqu’il invoquait l’approbation de l’investissement par la fondation.
Pour une analyse critique de l’imputation de la connaissance d’une personne morale, cf. Fournier Annick, L’imputation de la connaissance, Étude de droit privé suisse, thèse Fribourg, Zurich 2021.