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Too big to fail

La responsabilité individuelle des dirigeants fait son chemin en Suisse

Dans son rapport du 10 avril 2024 sur la stabilité des banques, le Conseil fédéral propose l’élaboration d’un régime de responsabilité individuelle des dirigeants (également appelé senior managers regime, SMR) dans le dispositif « Too Big To Fail » (TBTF). Un SMR attribue des responsabilités concrètes aux dirigeants de l’échelon hiérarchique le plus élevé et permet aux autorités de surveillance d’identifier plus facilement les personnes fautives.

Ce commentaire se concentre sur l’une des 37 mesures analysées par le Conseil fédéral dans son rapport (pour un commentaire général du rapport, cf. Bahar, cdbf.ch/1343/).

Dans son examen, le Conseil fédéral contextualise la mesure envisagée en Suisse en la situant par rapport aux approches des juridictions étrangères, notamment celle du Royaume-Uni (avec son Senior Managers and Certification Regime), de l’Irlande (avec son Individual Accountability Framework) et de Hong Kong (avec son Managers-In-Charge Regime). Il passe en revue les caractéristiques principales de ces approches, entre autres le champ d’application personnel des différents régimes de responsabilité, l’approbation de la nomination des cadres supérieurs par l’autorité de surveillance, et l’attribution des responsabilités. Le Conseil fédéral relève par ailleurs que les États-Unis (dont les autorités possèdent déjà, au niveau fédéral et dans les différents États, d’importantes compétences à cet effet) et l’Union européenne ne disposent pas d’un tel régime.

Le Conseil fédéral poursuit par une brève évaluation du dispositif TBTF actuel et constate que la Suisse ne dispose pas d’un instrument prudentiel équivalent au SMR. Il propose ainsi de mettre en place, dans une loi en tant qu’exigence organisationnelle explicite, un régime de responsabilité ayant pour objectif de garantir l’attribution précise des responsabilités à des personnes déterminées, en particulier aux personnes des échelons supérieurs de la direction.

Ce régime serait en principe instauré pour les établissements bancaires, plus précisément pour les banques d’importance systémique et, éventuellement, pour d’autres acteurs financiers. Il s’adresserait aux cadres supérieurs (membres du conseil d’administration et de la direction). Les personnes subordonnées à la direction pourraient également faire partie du cercle des personnes assujetties en raison des larges pouvoirs de décision que certaines d’entre elles peuvent avoir.

En sus d’une définition claire des responsabilités, le Conseil fédéral relève qu’un tel régime implique une obligation pour les personnes concernées de les assumer. Il cite à titre d’exemple l’obligation des cadres de prévenir les comportements inappropriés dans les domaines de responsabilité qui leur sont attribués. Cette attribution doit par ailleurs être documentée pour que les établissements soient à même d’identifier la personne concernée et la sanctionner le cas échéant. En effet, le Conseil fédéral souligne qu’une mise en œuvre effective d’un SMR nécessite la création d’incitations adéquates, en ce sens qu’une personne doit s’attendre, en cas de violation de ses obligations, à une sanction prononcée soit par l’établissement lui-même (telle qu’une réduction de la rémunération variable), soit par l’autorité de surveillance (telle qu’une interdiction d’exercer). Il ajoute en outre que ce mécanisme de sanctions vise à responsabiliser davantage les individus.

Le Conseil fédéral termine l’examen de sa proposition en listant un certain nombre de questions ouvertes, notamment :

  • Faut-il limiter l’application de ce régime au seul territoire suisse ou l’étendre aux autres lieux où la banque opère ?
  • Comment définir les règles destinées aux établissements en fonction de leur taille et de leurs risques ?
  • Que doivent documenter les établissements en relation avec l’attribution des responsabilités ?
  • Quel impact ce régime est-il susceptible d’avoir sur la notion de responsabilité en droit privé et en droit pénal ?

Ce sont donc autant de questions qui devront être traitées par le Parlement lors de l’élaboration de ce régime, en sus de celles qui pourraient émaner du résultat des travaux de la Commission d’enquête parlementaire « Gestion par les autorités – fusion d’urgence de Credit Suisse », attendu à la fin de l’année 2024.

Cette proposition du Conseil fédéral n’a probablement pas manqué de ravir certains milieux. L’idée d’un SMR n’est en effet pas nouvelle en Suisse. Cela fait quelques années que les milieux politiques (postulat au Parlement du 18 juin 2021 ; motions au Parlement du 11 avril 2023 et du 9 novembre 2023) et la FINMA (en avril et décembre 2023) réfléchissent à un régime de responsabilité individuelle des dirigeants. Cette dernière est effectivement favorable à l’introduction d’un SMR en Suisse afin de renforcer la gouvernance des banques et garantir une répartition claire des responsabilités.

Par ailleurs, la mise en œuvre de cette mesure va dans le sens de ce que préconisait le Financial Stability Board (FSB) dans son peer review report de la Suisse du 29 février 2024 (pour un commentaire du rapport, cf. Buci, cdbf.ch/1332/). Le FSB recommandait à la Suisse d’introduire un SMR afin de pouvoir agir plus facilement contre les dirigeants qui manquent à leurs obligations. En outre, en 2018 déjà, le FSB exigeait de manière générale que les établissements financiers améliorent l’attribution des responsabilités individuelles et que les autorités de surveillance imposent cette attribution.

Si l’introduction d’un SMR se concrétise, la Suisse ne fera pas office de précurseuse en la matière mais pourra tirer parti des retours d’expérience d’autres pays, notamment le Royaume-Uni qui, depuis l’introduction de son SMR en mars 2016, a observé un changement positif dans le comportement des dirigeants. Ce retard législatif a, en revanche, privé notre pays de la possibilité de bénéficier d’un tel dispositif pour répondre aux problèmes de culture d’entreprise de Credit Suisse. On peut se demander si un SMR aurait pu éviter l’effondrement de cette dernière, ou du moins atténuer ses défaillances. I guess we will never know.