Services financiers transfrontaliers
Compétence du juge français nonobstant une clause d’élection de for

Philipp Fischer
Le 18 septembre 2024, la première chambre civile de la Cour de cassation française a rendu un arrêt n° 23-13.732, qui aborde la notion d’activité dirigée vers un État membre au sens de l’art. 17, § 1, c) du Règlement Bruxelles I bis (RBI bis), dans le cadre de services bancaires rendus par une banque libanaise à une cliente résidente en France. Cette décision confirme que les clients basés dans l’UE qui bénéficient du statut de « consommateurs » peuvent saisir les juridictions de leur domicile si la banque a dirigé ses activités vers cet État.
Le litige oppose une cliente française à une banque libanaise. En 2021, la cliente engage une action en restitution de ses avoirs devant les tribunaux français. La banque, qui n’a ni filiale, ni succursale en France, conteste la compétence des tribunaux français. La Cour de cassation doit alors déterminer si les dispositions du RBI bis peuvent s’appliquer, en se focalisant sur la question de savoir si la banque avait « dirigé » ses activités vers la France. La qualité de « consommatrice » de la cliente n’était pas contestée en l’espèce.
La notion d’activité dirigée vers un État membre est analysée à la lumière de la jurisprudence de la CJUE (cf. notamment affaire C‑218/12, Lokman Emrek contre Vlado Sabranovic). Pour juger si la banque libanaise dirigeait son activité vers la France, la Cour se repose sur « une analyse globale des circonstances factuelles du litige afin d’apprécier la volonté d’un acteur de diriger ses activités vers un État membre, qui ne peut être subordonnée, en matière bancaire, à la preuve d’une implantation dans l’Union européenne d’une filiale ou succursale dûment agréée par une autorité de régulation d’un État membre ».
En l’espèce, la Cour de cassation tient compte de plusieurs indices qui permettent, selon elle, de retenir que la banque a dirigé son activité vers la France :
- La banque offrait à ses clients la gestion de comptes en diverses devises autres que la livre libanaise, dont le dollar, et permettait des virements internationaux.
- La banque permettait à ses clients de contacter ses représentants par des adresses électroniques au nom de domaine neutre « .com », et par des numéros de téléphone avec un préfixe international.
- Le site et la documentation bancaire étaient tous deux disponibles en anglais.
- La cliente de la banque avait signé son contrat en France, en présence de représentants de la banque, qui avaient recueilli sur place les informations nécessaires pour l’ouverture des comptes.
- Les représentants en question parlaient français et étaient joignables sur des numéros français.
- L’un des représentants de la banque avait travaillé pour l’ancienne succursale française de la banque.
Sur la base de ces indices, la Cour conclut que la banque a effectivement « dirigé » ses activités vers la France. Par conséquent, la cliente pouvait légitimement se fonder sur l’art. 17, § 1, c) RBI bis pour intenter son action en France.
Quelles implications cet arrêt revêt-il pour une banque suisse ou un gestionnaire de fortune suisse ? À l’instar de la banque libanaise concernée, les prestataires suisses de services financiers qui « dirigent » leurs services vers des États membres de l’UE pourraient eux aussi être attraits devant les tribunaux d’un État membre, à la seule différence que cette compétence juridictionnelle relèvera de l’art. 15 al. 1 let. c CL et non de l’art. 17 §1, c) RBI bis. La portée de ces deux textes est toutefois similaire.
En Suisse, les conditions générales des banques contiennent généralement une clause d’élection de for, attribuant une compétence exclusive aux tribunaux suisses pour tout litige à venir. Cependant, en vertu de l’art. 17 CL, toute clause dérogeant au for du domicile du consommateur avant la naissance du différend est sans effet. La validité de la clause d’élection de for contenues dans les conditions générales est donc sujette à caution si les activités de la banque sont réputées « dirigées » (cf. ci-dessus les critères retenus par la Cour de cassation dans l’arrêt commenté) vers l’UE (sur la question de la validité d’une élection de for en présence d’un client bancaire « consommateur », cf. également Meregalli Do Duc : cdbf.ch/255/, cdbf.ch/424/, cdbf.ch/520/ et Fischer : cdbf.ch/871/, cdbf.ch/885/).
Par ailleurs, la question du for du consommateur est étroitement liée à celle du droit applicable. Lorsque le consommateur saisit un juge dans l’UE, celui-ci se fondera sur le Règlement Rome I (RRI) pour déterminer le droit applicable. Ce règlement prévoit qu’en cas de contrat de consommation conclu entre un consommateur européen et un professionnel agissant dans le cadre de son activité, le contrat entre ces deux parties est régi par la loi du pays où le consommateur a sa résidence habituelle, du moment que le professionnel « dirige »ri son activité vers ce pays (art. 6 § 1 let. b RRI). Cette règle permet au consommateur d’invoquer son droit national malgré la présence d’une clause d’élection de droit en faveur du droit suisse prévue dans les conditions générales. Une élection de droit convenue entre les parties reste cependant possible selon l’art. 6 §2 RRI, à la condition que le droit élu ne déroge pas aux normes impératives prévues par le droit applicable, en l’absence de choix, selon l’art. 6 § 1 RRI.
Au-delà des considérations liées à la CL et au RRI qui sont sans doute bien connues des prestataires de services financiers suisses, l’arrêt de la Cour de Cassation met en lumière que les critères retenus pour conclure qu’un service financier est « dirigé » vers un État membre de l’UE paraissent très ténus (en tous les cas aux yeux du juriste suisse), hormis le critère de la signature de la documentation bancaire dans le pays de résidence du client. La question de la gestion des risques liés aux activités transfrontières (désormais ancrée dans une perspective règlementaire dans la Circulaire FINMA 2023/1 Risques et résilience opérationnels, §§ 97-100) comprend ainsi aussi une dimension de droit civil. A notre sens, ces risques (de nature réglementaire et civile) doivent notamment être pris en compte avec une attention particulière dans le cadre de déploiement de solutions de digital onboarding qui facilitent l’ouverture de comptes, mais suppriment également certains garde-fous qui, dans le cadre d’entrées en relation « en présentiel », limitent les risques cross-border.