Ordres frauduleux
Le compte joint qui abîme les liens

Fabien Liégeois
« Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le ! », lançait Jules Renard. Coluche s’emparera du mot avec sa gouaille ; la réplique fera mouche dans les chaumières de France et de Navarre. L’histoire qui suit, tristement familière, nous ramène à ce drôle de paradoxe. L’arrêt qu’elle a engendré, TF 4A_577/2024 du 10 juillet 2025, confirme une décision soigneusement motivée du Handelsgericht zurichois (133 pages) ayant pour objet un défaut de légitimation. Nous sollicitons d’emblée l’indulgence du lecteur pour ce commentaire au format allongé.
Carlos, le vieux père (né en 1929), est espagnol et vénézuélien. En 2008, il ouvre un compte joint (Oder-Kontobeziehung) avec sa fille Béatrice auprès de la succursale zurichoise de Bank AG et opte pour la clause dite « banque restante ». En cas de défaut de légitimation, les conditions générales de Bank AG, intégrées à la relation, transfèrent le risque sur la tête des clients et prévoient une clause de réclamation. Carlos gère lui-même les fonds qu’il a apportés sur le compte. En 2014, le père s’en va vivre à Madrid avec une femme, Eléonore, qui n’est pas la mère de sa fille. Diane, chargée de relation auprès de Bank AG, entretient des contacts étroits avec Carlos et sa nouvelle compagne. A fin 2014, le solde du compte s’élève à USD 10 millions. Entre 2015 et 2016, Eléonore, sa fille et sa petite-fille perçoivent de nombreux virements en provenance du compte joint (pour environ USD 6,7 millions au total). A l’automne 2016, celui-ci est clôturé et le solde transféré sur un autre compte auprès de la même banque au nom de Carlos (seul). En 2018, Béatrice s’enquiert de la situation ; Diane l’invite à se rendre sur place. Une fois à Zurich, Béatrice apprend qu’il ne reste rien. Elle entame sans tarder une procédure de protection de l’adulte à Madrid, qui aboutit à la mise sous tutelle de son père, atteint d’Alzheimer. Parallèlement, elle agit au pénal contre Eléonore, sa descendance et l’avocat espagnol de son père. La plainte sera classée : la capacité de discernement de Carlos au moment pertinent n’a pas pu être établie avec certitude. Carlos décède en 2023.
Béatrice agit en paiement par le biais d’une action partielle au sens de l’art. 86 CPC (USD 700’000 et EUR 300’000) et se réserve le droit d’agir ultérieurement pour le tout (USD 5 millions et EUR 2,5 millions). Si elle est déboutée pour l’essentiel des virements, un transfert de USD 3,5 millions, exécuté le 7 septembre 2016, fait exception. Les juges zurichois retiennent que Bank AG a, dans ce cas, agi sans mandat et commis une faute grave car elle a fait confirmer l’ordre par Eléonore (qui en a bénéficié) et non par Carlos (qui l’aurait instruit). Béatrice, qui n’a pas contesté l’ordre à temps, voit sa prétention réduite d’un tiers. Comme l’action partielle de Béatrice porte, pour ce virement, sur USD 500’000, Bank AG est condamnée à lui restituer USD 333’333. Le point de départ de l’intérêt moratoire de 5 % est fixé au lendemain du jour où la banque a reçu le courrier de mise en demeure de Béatrice.
Bank AG recourt au Tribunal fédéral. Le litige est circonscrit au virement du 7 septembre 2016. La méthode en trois étapes s’applique : le virement litigieux a-t-il été exécuté avec ou sans « mandat » (étape 1) ? Si l’ordre a été exécuté sans « mandat », la clause de transfert de risque est-elle valable (étape 2) ? Dans la négative, la banque peut-elle compenser sa dette (la créance en restitution de Béatrice) avec une prétention en dommages-intérêts contre la cliente (étape 3) ?
Etape 1 : Bank AG soutient que le Handelsgericht zurichois aurait nié à tort la force probante d’une série d’indices qui confirmeraient que le virement litigieux émane du père. Parmi ceux-ci, elle cite un contrat de donation signé, en apparence, de la main de Carlos et une déclaration notariée de 2019, dans laquelle l’homme de 90 ans affirme se souvenir « parfaitement » avoir confirmé l’instruction le jour même par téléphone. Selon le Tribunal fédéral, ces indices ne suffisent pas à confirmer que Carlos est l’auteur de l’instruction. A propos de la force probante d’une expertise privée, il précise que l’art. 177 CPC, en vigueur depuis le 1er janvier 2025, ne s’applique pas au présent litige. Il peut dès lors considérer cette expertise comme un simple allégué et non comme un titre (Urkundenqualität). Il relève enfin que Carlos ne confirme pas avoir signé l’instruction litigieuse dans sa déclaration de 2019 ; celui-ci se contente de faire référence à un entretien téléphonique. Les juges zurichois n’ont donc pas versé dans l’arbitraire en concluant que l’authenticité de la signature n’avait pas été établie.
Etape 2 : Bank AG a-t-elle commis une faute grave (grobfahrlässig) en omettant de faire confirmer l’ordre par le père ? En principe, la banque n’a pas à prendre des mesures extraordinaires, incompatibles avec une liquidation rapide des opérations ou à présumer systématiquement l’existence d’un faux. Elle ne doit procéder à des vérifications supplémentaires que s’il existe des indices sérieux d’une falsification, si l’ordre ne porte pas sur une opération prévue par le contrat ni habituellement demandée ou encore si des circonstances particulières suscitent le doute. In casu, diverses anomalies imposaient un devoir de vigilance accru (von einer erhöhten Prüfobliegenheit). Parmi elles, (i) la signature de Carlos figurant sur l’instruction diffère fortement, à l’œil nu, de celle consignée sur le formulaire d’ouverture de compte ; (ii) l’instruction est dactylographiée, de sorte qu’elle aurait pu être rédigée par une autre personne ; (iii) le montant élevé qui, pris avec un virement de mai 2016, avoisine la moitié des avoirs en compte. Au vu de ces éléments, Bank AG a commis une faute grave ; sa clause de transfert de risque est privée d’effet. A titre subsidiaire, Bank AG soutient que le virement aurait dû être considéré comme approuvé. Outre l’instruction préalable, l’opération peut en effet être réputée ratifiée (nachträgliche Genehmigung) par le client qui omet de la contester dans le délai que fixent les conditions générales. La fiction de ratification opère aussi en cas de clause banque restante, pour autant que la contestation soit objectivement possible et raisonnable. Lorsque la banque conserve les documents, il faut se demander si leur consultation aurait permis au client de déceler les faux. In casu, une conversation téléphonique de 2015 prouverait, selon la banque, que Carlos a sollicité l’envoi de relevés de compte mensuels. Tout en précisant que « l’objection de faute grave » (der Einwand der Grobfahrlässigkeit) tomberait si la correspondance avait effectivement été remise au titulaire du compte, le Tribunal fédéral retient que tel n’a pas été le cas. Celle-ci n’a pas été envoyée à Carlos systématiquement mais sur demande. La thèse d’une ratification du virement litigieux est donc écartée.
Etape 3 : La banque qui paie mal paie deux fois, à moins de pouvoir réclamer des dommages-intérêts au client sur la base de l’art. 97 CO. In casu, le Handelsgericht zurichois a retenu que Béatrice avait violé le contrat en omettant de consulter sa correspondance jusqu’en 2018 et que le dommage subi par la banque était en lien de causalité avec cette violation. En comparant les torts respectifs, il a considéré que la faute (concomitante) de Bank AG était manifestement prépondérante (d’où la réduction limitée à un tiers de la prétention de Béatrice). Bank AG soutient que la faute de Béatrice n’est pas « légère ». Après avoir rappelé que l’art. 44 al. 1 CO (cum art. 99 al. 3 CO) confère un large pouvoir d’appréciation au juge, le Tribunal fédéral confirme celle de l’instance précédente. Bank AG se méprend, précise-t-il, en reprochant à Béatrice de n’avoir jamais consulté les documents en dix ans : seule la période pertinente importe pour apprécier sa faute, soit janvier 2015 à septembre 2016. Le recours de Bank AG est donc rejeté.
Nous formulons quatre commentaires sans prétention :
- En l’espèce, la banque ne se trouvait pas en situation de conflit d’intérêts, ce qui distingue ce cas de l’ATF 146 II 121 (homme de confiance, cf. Liégeois, cdbf.ch/1135/). Reste, selon nous, le conflit de loyauté inhérent au compte joint (pour un exemple, cf. Brander, cdbf.ch/1231/). On peut regretter que Diane n’ait pas pris la peine de convier Béatrice à Zurich plus tôt. Au moment où le nombre et l’ampleur des virements s’intensifiaient, la santé dégradée de Carlos aurait sans doute justifié la démarche.
- La clause « banque restante » accentue les risques associés au compte joint. Alors que celle-là perd en importance pratique, celui-ci continue d’être utilisé en famille. S’il peut être contraignant de venir régulièrement consulter les documents sur place quand on vit, comme Béatrice, au Vénézuéla, il nous semble que le client qui omettrait de consulter des documents mis à disposition sur e-banking commettrait une faute plus que légère.
- Pour le client, ou son représentant, qui ne consulte pas la documentation qu’il reçoit effectivement, la sanction peut aller jusqu’à la perte de son droit à la restitution en raison de la rupture du lien de causalité (cf. TF 4A_610/2023 du 8 janvier 2025 [fondation], commenté in Hirsch, cdbf.ch/1398/).
- Plus fondamentalement, une ambiguïté subsiste sur l’application d’une troisième étape lorsque les parties sont convenues d’une clause de transfert de risque, et ce que la clause opère ou non. Le Tribunal fédéral relevait récemment que : « [l]orsque les parties ont conclu une clause de transfert de risque, il n’y a pas de troisième étape comme c’est le cas lorsque le système légal s’applique » (TF 4A_610/2023 [fondation], c. 3.3). Il ajoutait dans le même considérant : « [c]’est dans le cadre de l’examen de la faute grave de la banque, qui est réservée (art. 100 al. 1 CO par analogie), que le juge doit ensuite examiner la faute concomitante du client comme facteur d’interruption du lien de causalité adéquate ou de réduction de l’indemnité qui lui est due ». Une partie de la doctrine critique ce considérant au motif que l’action en exécution ne laisserait pas de place à un examen de la faute du client (Hirsch/Pittet, L’illusion d’une causalité interrompue, RDS 2025, p. 189 ss). Nous désapprouvons ce point de vue rigide. D’abord, le raisonnement à l’aune des art. 100 et 101 CO procède par analogie, ce qui laisse une marge de manœuvre. Ensuite, la clause de transfert de risque réintroduit, qu’on le veuille ou non, le problème de la faute. Enfin, nous persistons à penser que cette méthode en trois étapes offre un canevas, certes utile, mais qui ne doit pas masquer l’essentiel : dans une affaire civile où les torts sont partagés, le juge doit rendre une décision matériellement juste (sachgerecht). Le résultat dépend des circonstances de l’espèce et non d’éléments extrinsèques. S’il importe de pondérer les fautes, le temps du raisonnement (2ème ou 3ème étape) apparaît secondaire pour les justiciables. Une clarification de jurisprudence (existence ou non d’une 3ème étape en présence d’une clause de transfert de risque inopérante) pourrait, en revanche, s’avérer utile aux plaideurs qui s’exercent, dans le doute, aux raisonnements en cascade. Coluche, lui, les maniait par l’absurde.