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Droit des sociétés

Pouvoir d'appréciation du juge dans les actions en évaluation

Dans l’arrêt 4A_341/2011 du 21 mars 2012, le Tribunal fédéral confirme et étend sa jurisprudence antérieure (arrêt 4A_96/2011 du 20 septembre 2011, ATF 137 III 577, y compris certains considérants non publiés) selon laquelle le rapport d’échange lors d’une fusion doit avoir été déterminé de manière arbitraire pour qu’il puisse être qualifié d’inadéquat et donner lieu à la fixation d’une soulte par le juge au sens de l’art. 105 al. 1 LFus.
En juin 2008, la société Z a acquis auprès de la société V un paquet d’actions de la société W. Ce faisant, la société Z a augmenté sa participation à 63.96 % des droits de vote de la société W, avant de fusionner avec Y (intimée), dont elle détenait l’intégralité des actions. Le rapport d’échange a été fixé sur la base d’une expertise établie par une société mandatée par le conseil d’administration de l’intimée. Par ailleurs, l’adéquation du rapport d’échange fut vérifié par une expert-réviseur dans le cadre de l’élaboration de son rapport de révision au sens de l’art. 15 al. 4 lit. b LFus.
La recourante, actionnaire de W, contesta le rapport d’échange par une action en évaluation (art. 105 LFus). A l’appui de ses prétentions, elle fit valoir que le rapport d’échange ne correspondait pas au prix retenu lors de la cession de la participation de V. De plus, la recourante argua que le conseil d’administration de la société W n’aurait pas appliqué le « prix du marché » B en raison de la dépendance au conseil d’administration de la société Z. Après avoir succombé devant le Tribunal de Commerce de Zurich, la recourante porta l’affaire au Tribunal fédéral.
Dans ses considérants, le Tribunal fédéral souligne qu’il appartient aux organes supérieurs de direction ou d’administration des sociétés qui fusionnent de négocier et de décider du rapport d’échange. Ce faisant, ils doivent prendre en compte toutes les circonstances pertinentes, telles que le patrimoine et la répartition des droits de vote, mais également les perspectives de développement des sociétés qui fusionnent et les synergies qu’une fusion va créer.
Toutefois, le Tribunal fédéral reconnait aux organes, dans ce contexte, une large marge de manœuvre afin de choisir la méthode d’évaluation et d’apprécier les circonstances pertinentes. Ce d’autant que, selon le Tribunal fédéral, l’objectif de l’action en examen des parts sociales de l’art. 105 LFus n’est pas de déterminer une valeur objectivement juste et de l’imposer aux sociétés, mais, tout au plus, de déterminer la fourchette dans laquelle le rapport d’échange peut être qualifié d’adéquat. Si le rapport d’échange arrêté par les parties se situe dans cette fourchette, il sera réputé adéquat.
En définitive, le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que ce n’est que dans le cas d’une détermination arbitraire, qui dépasse la marge de manœuvre des sociétés, que le juge doit qualifier le rapport d’échange d’inadéquat au sens de l’art. 105 al. 1 LFus. Cette marge de manœuvre est notamment dépassée lorsque le rapport d’échange a été déterminé sur la base d’hypothèses fausses ou incomplètes ou lorsque des principes et méthodes d’évaluation reconnus ont été négligés ou appliqués de manière incorrecte. Dès lors, faute d’indice dans ce sens, c’est à raison que l’instance précédente n’a pas ordonné une expertise, nonobstant la demande du recourant.
De plus, s’agissant de l’argument de la recourante selon lequel le rapport d’échange ne serait pas conforme au « prix du marché », le Tribunal fédéral relève que le droit des fusions ne connaît ni une règle du prix minimum, ni une « best price rule« , comme c’est le cas en droit boursier. Au demeurant, bien que le Tribunal fédéral ne le mentionne pas, la Commission des OPA était parvenue à la conclusion que la fusion était conforme à ces deux règles (voir Recommandation 0372 / 01 – Hiestand Holding AG du 6 juin 2008). Ainsi, selon le Tribunal fédéral, l’obligation d’égalité de traitement en droit des fusions, à savoir le droit des actionnaires de la société transférante au maintien de leurs parts sociales et de leurs droits de sociétariat (art. 7 al. 1 LFus), ne s’applique qu’aux parties impliquées dans la fusion, sans s’étendre aux transactions précédant la fusion. Ainsi les organes supérieurs de direction ou d’administration des sociétés fusionnantes n’étaient-ils pas tenus de prendre en compte le prix négocié lors de l’acquisition du paquet d’actions qui a précédé la fusion, dès lors que le rapport d’échange se situe encore dans la marge dans laquelle il peut être qualifié d’adéquat.
En conclusion, cette décision est intéressante pour deux raisons. Premièrement elle reconnaît un très large pouvoir d’appréciation aux organes exécutifs : le Tribunal fédéral, en soulignant la marge de manœuvre de ces derniers, mentionne qu’il s’agit d’une décision d’affaires (Geschäftsentscheid). Au demeurant, cet arrêt est d’autant plus intéressant que le Tribunal fédéral y consacre expressément la business judgment rule du droit américain dans notre conception juridique. Deuxièmement, en considérant qu’il n’appartient pas au conseil d’administration, dans le cadre d’une fusion, de garantir l’égalité de traitement entre les actionnaires qui auraient cédé une participation importante et les autres, le Tribunal fédéral laisse clairement entendre – sans l’affirmer directement – que, en droit des sociétés, la prime de contrôle n’appartient pas aux actionnaires minoritaires.