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Contrat de commission

Droit du commissionnaire de se porter lui-même acheteur/vendeur (Selbsteintritt)

Le Tribunal fédéral a rendu une nouvelle décision (arrêt du 21 novembre 2012 dans la cause n° 4A_295/2012, destiné à la publication) qui s’inscrit dans la ligne des récents arrêts relatifs aux conflits d’intérêts auxquels sont potentiellement exposés les intermédiaires financiers. La question des conflits d’intérêts constituait déjà la pierre angulaire des arrêts rendus en matière de rétrocessions (cf. Actualités n°773, 841 et 850).
Avant de résumer l’état de fait (très particulier) à la base de cet arrêt, il convient de rappeler le cadre contractuel dans lequel s’inscrit le raisonnement du Tribunal fédéral. Dans l’arrêt présenté ici, le Tribunal fédéral se penche sur le contrat de commission, soit le contrat par lequel une personne se charge d’opérer en son nom, mais pour le compte de son client (le commettant), la vente ou l’achat de choses mobilières ou de papiers-valeurs, moyennant le paiement d’une provision (article 425 al. 1 CO). Dans ce contexte, le commissionnaire agit généralement vis-à-vis du tiers acheteur ou vendeur en qualité de représentant indirect du commettant. Dans certains cas, le commissionnaire a également le droit de se porter personnellement acheteur ou vendeur (Selbsteintritt, article 436 al. 1 CO). L’exercice du droit de Selbsteintritt est présumé lorsque le commissionnaire (par exemple la banque) indique au commettant (par exemple le client) la conclusion de l’affaire, sans révéler le nom du tiers acheteur ou vendeur (article 437 CO). Le Selbsteintritt peut être source de conflit d’intérêts, vu que le commissionnaire agit à la fois comme mandataire du commettant et comme contrepartie (acheteur/vendeur) de ce dernier. Pour ce motif, le Selbsteintritt est en principe limité aux contrats de commission portant sur des biens ou des valeurs pour lesquels il existe un cours de bourse ou de marché (article 436 al. 1 CO). Le cours de bourse ou de marché détermine le prix auquel la transaction découlant du Selbsteintritt doit être exécutée (article 436 al. 2 CO) et permet de réduire le risque d’une lésion des intérêts du commettant.
La décision résumée ici constitue (peut-être) l’un des derniers soubresauts judiciaires de la faillite de Biber Holding AG en janvier 1997. Sans que cela ne ressorte clairement de l’état de fait (sommaire) reproduit dans l’arrêt, l’on comprend que le client de la banque cherchait à obtenir une indemnisation pour un investissement dans des titres de Biber Holding AG (les « Titres Biber ») intervenu quelques mois avant la faillite. Le client n’a pas réussi à établir l’existence d’un mandat de conseil. Dès lors, sa prétention en indemnisation dépendait largement de la question de savoir (1) si la banque avait acquis les Titres Biber en bourse (en son nom mais pour le compte du client) ou (2) si la banque avait procédé à un Selbsteintritt et vendu au client des Titres Biber que la banque détenait sur un compte nostro. En effet, dans l’hypothèse (2), la prétention en indemnisation pouvait probablement s’appuyer sur une décision de la CFB du 25 mars 1999, confirmée par le Tribunal fédéral (cf. Bulletin CFB 40/2000, p. 37). Dans cette décision, la CFB a constaté, en substance, que la banque avait enfreint la garantie de l’activité irréprochable (article 3 al. 2 let. c LB) en vendant à certains de ses clients des Titres Biber détenus sur un compte nostro, alors même que la banque (en sa qualité d’actionnaire de référence) connaissait la situation financière quasi-désespérée de l’émetteur. Sur la base de ce constat, la CFB a expressément incité la banque à mettre sur pied un mécanisme destiné à indemniser les clients concernés (i.e., ceux qui avaient acquis des Titres Biber directement de la banque).
Au vu des circonstances très particulières du cas d’espèce, l’origine des Titres Biber acquis par le client (acquisition en bourse ou transaction d’achat-vente passée avec la banque) revêtait donc une importance capitale pour la résolution du litige.
Pour répondre à cette question, l’Obergericht de Zurich a retenu que c’est au client d’établir que la banque a procédé à un Selbsteintritt et que les titres litigieux provenaient d’un compte nostro de la banque. Faute pour le client d’avoir pu apporter cette preuve, la cour cantonale rejeta la demande en indemnisation.
Pour sa part, le Tribunal fédéral a considéré que l’instance cantonale a erré en allouant le fardeau de la preuve de la sorte. En l’espèce, l’objet du contrat de commission (des titres cotés en bourse) permettait à la banque d’exercer son droit de Selbsteintritt (article 436 al. 1 CO). Vu que la confirmation de la transaction émise par la banque n’indiquait pas le nom du tiers vendeur (ou de la contrepartie centrale), le client pouvait invoquer la présomption de Selbsteintritt qui est déclenchée lorsque le commissionnaire ne révèle pas le nom du tiers (article 437 CO). Il appartient ensuite à la banque de tenter de renverser cette présomption en démontrant que les titres litigieux ont été acquis en bourse. Le Tribunal fédéral renvoie donc la cause à l’instance cantonale pour un réexamen des faits à la lumière de cette nouvelle répartition du fardeau de la preuve.
Cet arrêt peut donner lieu aux observations suivantes :

  • S’agissant de l’article 437 CO (présomption de Selbsteintritt en l’absence d’indication quant au tiers vendeur/acheteur), la doctrine distingue selon que le commissionnaire annonce la conclusion de l’affaire avant ou après avoir passé un contrat avec le tiers. Dans le premier cas, la présomption de Selbsteintritt s’applique. Dans le second cas, la présomption ne devrait pas s’appliquer, car le droit au Selbsteintritt s’éteint avec la conclusion du contrat avec le tiers. A défaut, selon la doctrine, le commissionnaire serait tenté d’exercer son droit au Selbsteintritt uniquement dans les cas dans lesquels il a (déjà) conclu avec le tiers un contrat à un prix qui permet au commissionnaire de réaliser un bénéfice (cf. la problématique des cours coupés prohibés par la réglementation boursière). Le Tribunal fédéral ne suit pas la position de la doctrine en l’espèce, sans toutefois la rejeter entièrement. Selon le Tribunal fédéral, cette distinction en fonction du moment de l’annonce revêt de l’importance lorsque la fixation du prix est litigieuse. En l’espèce, le différend porte sur l’origine des titres et le client est donc habilité à se prévaloir pleinement de la présomption de Selbsteintritt découlant de l’article 437 CO.
  • Dans une perspective pratique, la question de l’origine des titres devrait normalement pouvoir être clarifiée en exigeant de la banque la production d’un extrait de son « journal ». Chaque entité réglementée en qualité de « négociant en valeurs mobilières » doit maintenir un journal qui reflète les ordres reçus et les transactions effectuées (article 15 al. 1 LBVM). Le journal indique, notamment, l’identité de la contrepartie (le cas échéant, la contrepartie centrale) (article 1 al. 3 let. e OBVM-FINMA) ou la survenance d’un cas de Selbsteintritt.