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Responsabilité de la société de gestion de fortune

Les ordres bancaires falsifiés par un organe

Dans son arrêt 4A_613/2018 du 17 janvier 2020, le Tribunal fédéral adopte une définition large de l’organe d’une société et de la responsabilité de celle-ci, lorsque l’organe transmet des ordres falsifiés. Le fait qu’il n’ait pas respecté la procédure interne ou n’ait pas utilisé le papier à en-tête de la société ne suffit pas pour éviter une imputation sous l’angle de l’art. 722 CO.

À la base de cet arrêt se trouvent quatre parties : la cliente A., la société de gestion B., la banque C. et le gestionnaire D., qui était administrateur avec signature individuelle de B.

La cliente avait ouvert un compte auprès de la banque et confié un mandat de gestion à la société. L’administrateur de cette dernière avait été désigné comme gestionnaire. La cliente connaissait depuis plusieurs années tant la banque que le gestionnaire et ce dernier avait été durant plusieurs années directeur adjoint de la banque.

Le gestionnaire a falsifié trois ordres de transfert en imitant la signature de la cliente, de sorte que l’ordre semblait provenir d’elle. Les deux premiers ordres étaient rédigés sur un papier dont l’en-tête mentionnait le nom de la cliente – mal orthographié – et étaient versés en faveur de tiers. Le troisième ordre ne comprenait pas d’en-tête et demandait simplement à la banque de remettre une somme en espèces directement au gestionnaire. La banque avait demandé des précisions pour le premier ordre, et le gestionnaire avait alors préparé et signé une fausse note interne, sans utiliser le papier à en-tête de sa société.

Ces transferts frauduleux ont rapidement été découverts, ce qui a conduit à la révocation du mandat d’administrateur par la société de gestion, et à la condamnation pénale du gestionnaire. Ce dernier a également été condamné à rembourser à la cliente les montants détournés.

Après cette condamnation, la cliente a agi contre la société de gestion. Les deux instances cantonales ont rejeté l’action de la cliente en refusant d’imputer les actes du gestionnaire à la société. La cliente recourt au Tribunal fédéral.

Postérieurement au dépôt du recours, la banque a partiellement indemnisé la cliente, qui a réduit ses conclusions en conséquence. Cela n’a toutefois pas d’impact sur le calcul de la valeur litigieuse ou la recevabilité du recours, et n’empêche pas la cliente d’agir contre les autres responsables potentiels – dont la société de gestion. La part de responsabilité imputable à chacun et les actions récursoires relèvent uniquement des rapports internes et ne concernent pas A.

Dans le cas d’espèce, la cliente pourrait agir tant sur la base du contrat de mandat qui la liait à la société de gestion que sur une base délictuelle. Elle n’a toutefois choisi d’agir qu’à raison de l’acte illicite, et le Tribunal fédéral ne traite donc que de ce chef de responsabilité.

La responsabilité de la société de gestion est déduite des art. 722 CO cum 41 CO, qui permet de retenir la responsabilité d’une société anonyme à six conditions : un acte (1) d’un organe, (2) dans la gestion des affaires de la société, (3) illicite, (4) fautif, (5) en lien de causalité naturelle et adéquate avec, (6) le dommage subi par la lésée. Le litige porte plus particulièrement sur les deux premières conditions.

La définition de l’organe dans le cadre de cette responsabilité est large : le Tribunal fédéral retient que les administrateurs et les directeurs, mais également les organes de fait et les organes apparents, peuvent engager la responsabilité de la société. Un pouvoir de représentation n’est pas nécessaire. Il n’est pas contesté que le gestionnaire, administrateur, remplit cette condition.

L’acte illicite doit ensuite être commis « dans le cadre » et non « à l’occasion de » l’exercice des attributions de l’organe. Cette distinction laisse une importante zone grise entre d’une part « le cadre général de l’activité de la société », qui permet l’imputation et – à l’autre extrémité du spectre – l’acte purement privé.

Le Tribunal fédéral retient ici que le gestionnaire a bien agi dans le cadre de ses attributions, qui comprenaient notamment la transmission d’ordres émanant de lui-même comme de sa cliente. La falsification des ordres ne suffit pas pour que la société se dégage de sa responsabilité. Le fait que le gestionnaire n’ait pas respecté la procédure interne, notamment qu’il n’ait pas utilisé le papier à en-tête de B. SA, est sans importance pour la cliente. Du point de vue de celle-ci, la transmission des ordres litigieux à la banque entre bien dans les attributions de l’organe.

C’est donc à tort que la cour cantonale a considéré que le gestionnaire agissait hors de ses fonctions d’organe, et cela conduit à l’admission du recours.

Les quatre dernières conditions – acte illicite, dommage, causalité et faute – n’ont pas été examinées par l’instance précédente, qui avait rejeté l’action sur la base du défaut d’imputation. La cause lui est donc renvoyée.

La défense soulevée ici n’est pas inhabituelle : le premier réflexe d’une société anonyme confrontée à ce type de cas est de répondre que ces actions ne la regardent pas. Il y a une logique dans cet argument : une société ne peut avoir dans ses buts la commission d’actes illicites et on peut douter qu’elle accepte ou encourage consciemment leur commission. Cette ligne d’argumentation est toutefois contraire au principe voulant que les organes engagent la société.

À notre avis, un bon test serait de vérifier si l’absence de position d’organe aurait empêché ou rendu plus difficile la commission de l’acte illicite. Ici, si le gestionnaire n’avait pas été organe de la société, il n’aurait pas eu accès aux comptes de la cliente et la banque aurait refusé de traiter avec un tiers. C’est donc à bon droit que le Tribunal fédéral a retenu une responsabilité de la société de gestion.