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Preuve à futur

Éclaircir les faits avant un procès ?

Comment évaluer les chances de succès d’une action contre une société de gestion de fortune ? Un récent arrêt genevois ouvre la porte d’une expertise judiciaire grâce à la procédure de preuve à futur (Chambre civile de la Cour de justice du 14 décembre 2020 ACJC/1791/2020).

Commençons avec un bref rappel juridique, avant de passer aux faits de cet arrêt.

En vertu de l’art. 158 CPC, la procédure de preuve à futur permet au tribunal d’administrer des moyens de preuve dans une procédure indépendante d’une procédure au fond. Grâce au moyen de preuve ainsi obtenu, le requérant peut non seulement évaluer ses chances de succès, mais celle-ci lui facilite également l’apport de la preuve dans une éventuelle action contre la partie défenderesse.

En 2015, le Tribunal fédéral avait considéré qu’une requête de preuve à futur visant à obtenir des documents bancaires n’était pas possible puisque le client dispose en principe d’un droit matériel, à savoir la reddition de compte (ATF 141 III 564, commenté in Nicolas Ollivier, cdbf.ch/938/). En 2016, la Cour de justice genevoise avait suivi cette approche (ACJC/885/2016 commenté in Nicolas Ollivier, cdbf.ch/952/).

Depuis cette jurisprudence, le dépôt de requête de preuve à futur en matière bancaire semblait avoir perdu de son intérêt. Ce nouvel arrêt de la Cour de justice remet toutefois en question cette dernière conclusion.

En 2017, une personne confie à une société la gestion de ses avoirs (environ CHF 5 millions). Les parties conviennent d’un objectif de croissance modérée avec une prise de risque et une volatilité non négligeable. Début 2019, la cliente se plaint des pertes et de certaines opérations effectuées pour plusieurs millions à quelques semaines d’intervalles. Elle résilie peu après le contrat de gestion de fortune et demande à la société de lui fournir l’intégralité des mouvements du compte.

Elle dépose ensuite une requête de preuve à futur auprès du Tribunal de première instance genevois, alléguant une violation du contrat. Elle invite le Tribunal à désigner un expert afin qu’il réponde à quatorze questions, lesquelles portent notamment sur :

  • le profil d’investissement,
  • les frais de gestion,
  • du potentiel barattage (churning),
  • le montant du dommage,
  • la responsabilité de la société pour les pertes subies, et
  • les éventuelles commissions perçues.

Le Tribunal déboute la requérante : non seulement certaines questions proposées seraient des questions juridiques, mais en plus la cliente n’aurait pas rendu vraisemblable que l’éclaircissement des faits serait nécessaire afin d’évaluer les chances du succès d’une action au fond. Saisie par la cliente, la Cour de justice se penche sur l’application de la preuve à futur dans ce cas d’espèce.

La requête de preuve à futur est admissible dans trois hypothèses alternatives :

  • Le droit matériel confère au requérant un droit d’obtenir la preuve recherchée.
  • Il existe vraisemblablement une mise en danger des preuves.
  • Le requérant bénéficie vraisemblablement d’un intérêt digne de protection.

Afin que la dernière condition soit réalisée, le requérant doit rendre vraisemblable l’existence d’une prétention matérielle concrète contre sa partie adverse, laquelle nécessite l’administration de la preuve à futur.

La Cour de justice souligne que l’appréciation des résultats de l’exécution d’un mandat de gestion de fortune est complexe et demande des connaissances financières que ni les tribunaux ni les parties ne possèdent généralement. En l’espèce, la requérante a exposé de manière circonstanciée une éventuelle violation des obligations contractuelles par la société. Elle a également rendu vraisemblable l’existence d’un dommage.

Partant, la Cour de justice considère que la perspective d’une action au fond est réelle. La dernière hypothèse de l’art. 158 CPC est ainsi remplie.

La Cour examine ensuite chacune des quatorze questions proposées par la cliente afin de déterminer s’il s’agit effectivement de questions factuelles et non juridiques. Elle retient en particulier que savoir si le profil choisi par la société était approprié constitue une question qui exige l’intervention d’un spécialiste, et non une question juridique. Il en va de même pour la question relative à la conformité à l’usage des prélèvements des frais de gestion et de celle ayant trait au respect du profil d’investissement « moyen ». Néanmoins, les questions relatives au barattage, au montant du dommage, à la perception des commissions et à la responsabilité de la société relèvent du droit. Elles ne peuvent ainsi pas être soumises à l’avis d’un expert.

Cet arrêt rouvre la porte de la preuve à futur en matière bancaire. Il démontre qu’une requête de preuve à futur peut revêtir un intérêt certain, à savoir obtenir une expertise judiciaire afin de juger des chances de succès d’une action, avant l’ouverture d’une longue et coûteuse procédure. Comme le souligne d’ailleurs la Cour de justice, la partie défenderesse peut également profiter d’une procédure de preuve à futur si l’expertise démontre au requérant que son action est dénuée de chance de succès.

Les praticiens désirant ouvrir une telle procédure devront bien garder en tête les deux conditions cumulatives qui doivent nécessairement être réunies : le requérant possède un intérêt à obtenir une expertise et la prétention matérielle est rendue vraisemblable. A notre avis, l’arrêt commenté ici confirme que la première condition sera remplie lorsqu’il ne sera pas aisé pour un juge d’apprécier lui-même la qualité de l’exécution du mandat de gestion de fortune. La seconde condition dépendra évidemment des circonstances concrètes du cas d’espèce. Il appartiendra au conseil d’alléguer les faits de manière suffisamment précise afin que le tribunal considère que sa prétention est vraisemblable. Enfin, les questions à poser à l’expert devront particulièrement être bien formulées afin d’éviter, comme dans cette affaire, d’en voir la moitié rejetée par le juge.