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Le Tribunal fédéral se penche sur le problème de la preuve

Le Tribunal fédéral vient de publier les considérants d’un arrêt du 28 août 2006 (4C.136/2006) qui se prononce sur le fardeau de la preuve en matière de responsabilité pour le prospectus d’émission.
La société X. S.A., dont le produit principal était un logiciel, avait été introduite en Bourse le 25 novembre 1999, alors qu’elle n’avait jusqu’à ce moment enregistré que des pertes. Le prospectus publié à cette occasion le 24 novembre 1999 fixait le cours d’introduction à CHF 240.- par action. Le cours de l’action a connu une hausse impressionnante dès le premier jour de cotation. En fait, X. SA était à court de liquidités et a fini par obtenir le sursis concordataire le 6 novembre 2000. A et B, les recourants, qui avaient acheté des actions de X. SA le 3 décembre 1999, respectivement les 10 et 21 février 2000, ont subi des moins-values importantes lors de leur revente. Le 31 décembre 2004, A et B ont introduit une action auprès du Tribunal de commerce de Berne, demandant à ce que les administrateurs de X. SA, ainsi que la banque qui avait été chargée de l’introduction en Bourse, soient solidairement condamnés à les dédommager du préjudice subi. A et B sont parvenus à un arrangement à l’amiable avec la banque. Le 15 novembre 2005, le Tribunal de commerce rejette la demande en paiement de A et B, qui interjettent un recours en réforme, ainsi qu’un recours de droit public.
Les recourants font valoir que le prospectus du 24 novembre 1999 aurait été trompeur et incomplet, puisqu’il ne mentionnait les imperfections du logiciel qui constituait l’actif principal de X. SA. Ils demandent par conséquent l’application de l’art. 752 CO. Le Tribunal de commerce de Berne a laissé ouverte la question du caractère trompeur du prospectus et s’est concentré sur la question du lien de causalité, niant l’existence d’un lien de causalité naturelle entre les informations du prospectus et la décision d’achat des demandeurs (décision d’achat qui a été à l’origine des pertes ultérieures).
Le Tribunal fédéral examine les griefs des recourants en rappelant que la responsabilité de l’art. 752 CO suppose l’existence d’un lien de causalité aussi bien naturelle qu’adéquate. Il y a causalité naturelle lorsqu’un comportement (par exemple de fausses informations dans un prospectus) a été la cause (au sens d’une condition sine qua non) d’un dommage. Il s’agit d’une question de fait, qui ne peut être revue par le Tribunal fédéral que dans le cadre du recours de droit public, alors que la causalité adéquate est une question de droit. Dans le cas présent, les constatations de fait du Tribunal de commerce à propos de la causalité naturelle lient le Tribunal fédéral (art. 63 al. 2 OJ). Le recours est donc irrecevable dans la mesure où il porte sur ces constatations.
Toutefois, les recourants font aussi valoir que l’art. 752 CO instaurerait une présomption que les informations fausses contenues dans le prospectus seraient à l’origine de la décision d’achat, de telle sorte que l’instance cantonale aurait violé les art. 8 CC et 752 CO en s’éloignant de cette présomption et en ayant posé des exigences trop sévères en matière de preuve.
Le Tribunal fédéral observe que, de jurisprudence constante, une vraisemblance prépondérante suffit à prouver la causalité naturelle ou hypothétique. En matière de responsabilité pour le prospectus, la preuve est difficile à apporter, et les demandeurs se trouvent souvent dans une situation d’« état de nécessité en matière de preuve » (Beweisnot) qui justifie un allègement du fardeau de la preuve. Dans ce domaine, la vraisemblance prépondérante suffit, et cela même pour l’acquéreur secondaire qui n’aurait pas lu le prospectus. Toutefois, dans ce cas, il faudra tenir compte, dans l’examen de la vraisemblance, des informations qui ont pu être publiées par l’entreprise entre la publication du prospectus et la décision d’achat de l’investisseur secondaire.
Le Tribunal fédéral souligne toutefois que cet allègement du fardeau de la preuve de la causalité naturelle n’équivaut aucunement à un renversement du fardeau de la preuve, lequel ne trouve aucune base légale à l’art. 752 CO et serait par ailleurs contraire au système. Il appartient bien au demandeur de prouver qu’il s’est fié aux indications trompeuses données dans le prospectus avant de prendre sa décision d’achat.
Le Tribunal de commerce de Berne n’a donc pas violé le droit fédéral en faisant porter à A et B le fardeau de la preuve. Quant au fait qu’il ait jugé que la hausse des cours de X SA et l’ambiance euphorique qui régnait sur le New Market aient pu poussé A et B à leur décision d’achat, de telle sorte qu’il n’y avait pas de vraisemblance prépondérante d’une influence du prospectus sur leur décision, il s’agit d’une question d’appréciation des preuves qui lie le Tribunal fédéral en instance de réforme. Le recours est rejeté.
Il faut signaler que, dans cet arrêt lié aux conséquences de l’éclatement de la bulle Internet au printemps 2000, le Tribunal fédéral lie l’allègement du degré de preuve requis en matière de responsabilité pour le prospectus à l’hypothèse d’efficience des marchés financiers : l’investisseur est en droit de partir du principe que la formation des prix sur le marché incorpore les informations contenues dans le prospectus d’émission.