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Devoir de coopération de la banque en cas d'appel abusif

Le Tribunal fédéral a rendu un arrêt en matière de garantie bancaire le 26 juin 2007 (4C.12/2007) dont l’état de fait était en substance le suivant : une société suisse s’était engagée à fournir une machine d’emballage à une société turque. A teneur du contrat, l’acheteur turc devait payer 15 % du prix total comme acompte contre la lettre de garantie de la banque du vendeur suisse. Une banque suisse avait donc émis, d’ordre du vendeur suisse, une contre-garantie en faveur d’une banque turque qui, à son tour, avait émis une garantie en faveur de l’acheteur turc ; le but de l’opération était de garantir la restitution de l’acompte en cas de non-livraison de la machine.
La machine avait été acheminée en Turquie sous forme de pièces détachées. La mise en place de la machine avait donné lieu à des retards pour des causes déterminées. La garantie bancaire avait été prolongée à plusieurs reprises. Alléguant qu’il n’avait pas obtenu complètement la livraison promise, l’acheteur a fait appel à la garantie et a été payé par la banque turque, laquelle a fait appel à la contre-garantie. La banque suisse a dès lors informé son mandant, le vendeur suisse, du fait qu’elle devait verser la somme garantie à la banque turque. Le jour même, le conseil de la société suisse s’est rendu à la banque pour l’informer du dépôt d’une requête de mesures préprovisionnelles d’extrême urgence visant à lui interdire d’effectuer le paiement litigieux. Le lendemain matin à 8h40, la banque suisse a néanmoins honoré la garantie. A 9h55, la banque s’est vu communiquer par télécopie une ordonnance de mesures préprovisionnelles lui interdisant de procéder au paiement.
La société suisse a assigné la banque suisse en concluant notamment à ce que lui soit restitué tout débit qu’elle aurait effectué en application de son droit de recours. Le premier juge a fait droit à cette demande en estimant que la banque suisse avait commis un abus de droit évident en honorant sa contre-garantie à la première heure alors qu’elle avait été informée la veille qu’une requête en mesures provisionnelles urgentes allait être déposée. L’instance cantonale supérieure a en revanche entièrement débouté la société suisse qui a recouru en réforme au Tribunal fédéral.
La recourante invoquait notamment une violation par la banque suisse des règles sur le mandat. Plus précisément, elle prétendait que l’appel à la contre-garantie était abusif de telle sorte que la banque avait violé son devoir de diligence en ne refusant pas son paiement (art. 398 al. 2 CO) ; elle n’était dès lors pas fondée à obtenir le remboursement de la somme payée (art. 402 al. 1 CO).
Notre Haute Cour a rejeté ce grief, non sans avoir rappelé que lorsqu’une garantie indépendante est délivrée, le garant doit honorer son engagement sans égard à un éventuel litige relatif au contrat de base, aussitôt après l’appel du bénéficiaire, si les conditions de mise en jeu, telles que précisées dans la lettre d’engagement, sont réunies. Une garantie indépendante n’est cependant jamais totalement « dégagée » du contrat de base ; son caractère abstrait ou autonome trouve certaines limites notamment lorsque l’appel est abusif au sens de l’art. 2 al. 2 CC. Dans la mesure où l’abus de droit du bénéficiaire est évident pour la banque, celle-ci a non seulement le droit de lui refuser le paiement, mais elle en a également l’obligation à l’égard du donneur d’ordre. Enfin il faut que l’abus de droit soit manifeste, le refus de paiement d’une telle garantie, au motif que le bénéficiaire y fait appel de manière abusive, doit rester exceptionnel.
La recourante soutenait – et c’est ce qui fait l’intérêt de cet arrêt – que les circonstances dans lesquelles la banque avait honoré la contre-garantie constituait un abus de droit ; elle reprochait en particulier à la banque d’avoir opéré le versement à la banque turque in extremis, moins d’une heure avant la notification d’une ordonnance provisionnelle dont elle avait été avertie du dépôt la veille.
Sur ce point, le Tribunal fédéral a débouté la recourante au motif que la banque, au moment de s’exécuter, n’avait pas de raison de penser que le paiement litigieux était requis par la banque turque de manière abusive. Ainsi, en l’absence d’indices révélant un comportement abusif du bénéficiaire, la banque n’avait pas à refuser le versement de la contre-garantie jusqu’au prononcé des mesures judiciaires qui lui avaient été annoncées.
Cette conclusion du Tribunal fédéral nous semble contestable. Il est évident que si la banque dispose d’indices révélant que le bénéficiaire agit abusivement, elle a l’obligation de refuser le paiement pendant un délai adéquat (de 2-3 jours maximum) pour que son mandant puisse obtenir des mesures provisionnelles. Dans un tel cas de figure, on pourrait d’ailleurs même considérer que la banque devrait prendre, de par elle-même, – si elle peut se convaincre du caractère abusif de l’appel à la garantie – la décision de refuser son paiement. La banque, on le sait, est dans une relation de mandat avec le donneur d’ordre ; elle doit donc agir en toutes circonstances dans l’intérêt présumé de son mandant. Elle est ainsi non seulement tenue d’avertir le donneur d’ordre du fait qu’il est fait appel à la garantie, mais aussi – selon nous, et selon la Cour de Justice de Genève qui a eu l’occasion d’en juger ainsi en 1984 (arrêt non publié du 13 septembre 1984, Union de Banques Suisses c/ Dag Commercial Corporation Ltd., consid. 2 , p. 8) – de laisser le temps au donneur d’ordre de solliciter et d’obtenir des mesures provisionnelles si elle est dûment informée par ce dernier d’une éventuelle manoeuvre frauduleuse, étant précisé que le temps que la banque peut laisser au donneur d’ordre ne peut être que les quelques jours nécessaires pour obtenir l’intervention judiciaire la plus rapide. Or, en l’espèce, l’empressement de la banque est incompréhensible. Informée par le conseil du donneur d’ordre du dépôt d’une mesure provisionnelle, la banque s’était vraisemblablement vu exposer par ce dernier les motifs pour lesquels l’appel à la contre-garantie apparaissait abusif. Elle aurait donc, selon nous, dû temporiser, ce d’autant que l’appel à la contre-garantie venait à peine d’intervenir. La rigueur dont a fait preuve notre Haute Cour dans le cas d’espèce s’explique peut-être par le fait que la recourant n’avait pas (suffisamment) démontré avoir exposé à la banque pour quels motifs l’appel à la garantie était abusif ; elle a en effet relevé que la cour cantonale avait retenu « de manière à lier le Tribunal fédéral en instance de réforme » que la banque n’avait pas de motif de penser que l’appel à la contre-garantie était abusif.