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Responsabilité de la banque et blanchiment d’argent

Attention à la preuve de l’infraction préalable

Dans son arrêt HG210122-O, le Handelsgericht de Zurich rejette l’action en dommages-intérêts d’une société contre une ancienne banque privée, au double motif qu’aucune infraction préalable n’a été démontrée et que la banque s’est tenue à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.

La société alléguait avoir été victime d’une escroquerie par un de ses fournisseurs dans le cadre d’une vente d’engrais, les produits commandés ne lui étant jamais parvenus. Une partie des fonds de cette vente a transité par le compte d’une société tierce, ouvert auprès de la banque. La société prétend qu’il s’agit là d’une opération de blanchiment, qui entraîne la responsabilité de la banque, faute de l’avoir stoppée.

Le dommage allégué par la société est purement économique (absence de contre-prestation à son paiement). Le Handelsgericht rappelle donc que, quelle que soit la norme d’imputation choisie (art. 41 CO et 55 CC, art. 55 CO, art. 102 al. 1 ou 2 CP), il est nécessaire de prouver qu’une norme de protection du patrimoine a été violée pour retenir un acte illicite.

Dans ce contexte, la norme topique est la répression du blanchiment d’argent (art. 305bis CP), et la société doit donc prouver qu’au moins une personne au sein de la banque remplit individuellement tous les éléments objectifs et subjectifs de cette infraction. Elle n’y parviendra pas.

D’une part, la société ne démontre pas la réalité de l’escroquerie qu’elle allègue, et donc de l’infraction préalable au blanchiment : le simple refus de livraison par son cocontractant ne suffit pas, et elle n’a pas entrepris de démarches civiles pour obtenir l’exécution, pas plus qu’une condamnation pénale. Une simple plainte pénale n’a pas valeur de preuve, mais de simple allégué, et d’autres procédures en cours sans lien avec la cause ne lui sont pas utiles. Il n’est pas non plus démontré que son cocontractant aurait falsifié des documents. Enfin, le recours à des sociétés offshores n’est pas la preuve d’une volonté de tromperie.

D’autre part, la banque n’a pas violé ses obligations en matière de blanchiment d’argent. En l’absence d’une infraction préalable démontrée, on ne peut retenir de blanchiment, mais il y a plus.

La société prétend qu’une de ses employées a prévenu la banque de l’origine criminelle des fonds et lui avoir demandé le blocage. Il n’existe toutefois aucune preuve de cet appel, et il aurait été insuffisant, faute d’autres éléments probants (la société et son employée étant inconnues de la banque), pour aboutir à une action.

Le système de contrôle interne de la banque apparaît également adéquat. La FINMA a certes diligenté une procédure en raison de manquements pour certaines relations de la banque à l’époque des faits, mais on ne peut en déduire une déficience généralisée du système, les différentes relations n’étant pas comparables.

Concernant enfin le compte par lequel les fonds ont transité, celui-ci avait fait l’objet d’un examen particulier par la banque à son ouverture en raison de risques accrus. La banque s’est toutefois conformée à ses obligations légales et a vérifié que la relation d’affaires était plausible. Elle a signalé les mouvements litigieux au MROS et bloqué temporairement le compte (après les transferts). Toutefois, les transactions en cause se basaient sur le contrat signé par la société, et s’il existe certaines discrépances sur les montants et que la vente d’engrais ne relève pas du cœur d’activité de la titulaire du compte, ces possibles doutes ne sont pas suffisants pour fonder un acte de blanchiment par dol éventuel ou par omission.

La demande est donc rejetée par le Handelsgericht.

Cet arrêt s’inscrit dans la ligne de l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_603/2020 du 16 novembre 2022 (cf. Fischer, cdbf.ch/1264/) et illustre certaines des difficultés que la victime d’un détournement (allégué) peut rencontrer dans une action contre le banque.

En l’absence de preuve claire de l’infraction préalable, retenir un cas de blanchiment d’argent était une gageure. Un premier enseignement est donc que l’action contre une banque pour blanchiment suppose d’avoir déjà passablement établi l’infraction préalable, et ne peut que rarement être proposée en première intention à la victime. Le procès civil, tel que conçu aujourd’hui, ne laisse pas ou peu de place à l’enquête, et la société aurait été avisée de réunir autant de preuves que possible avant de se lancer contre la banque.

Le Handelsgericht ne s’est toutefois pas arrêté là, et a poursuivi le raisonnement pour examiner le comportement des employés de la banque, cimentant ainsi le rejet de l’action. Si le résultat apparaît adéquat en l’espèce, le raisonnement sous-jacent mérite d’être (re)discuté.

L’affaire est un cas de responsabilité civile, mais le raisonnement se déroule en bonne part sur le terrain pénal, qui ne poursuit pas les mêmes buts et n’est pas soumis aux mêmes conditions (sur la question, voir également Giroud/Vallélian, La responsabilité civile des intermédiaires financiers pour blanchiment d’argent : du mythe à la réalité ?, in Werro/Pichonnaz (édit.) La responsabilité civile en arrêts et une nouveauté législative de taille, Berne 2022, p. 196-198).

L’art. 55 CO ne requiert pas de faute de l’employé, mais réserve la preuve libératoire de l’employeur, voire n’exige pas la preuve stricte de l’acte de l’employé dans les organisations complexes (Werro, La responsabilité civile, 3e éd., Berne 2017, N 515). Exiger des plaideurs qu’ils démontrent que toutes les conditions du blanchiment d’argent sont réunies pour un employé revient de fait à déroger au système mis en place par le Code des obligations, alors même que l’activité présente des risques accrus.